Sous ses dehors callipyges, la pomme de terre cache bien son jeu. Dans l’histoire de l’alimentation, peu de légumes ont eu un tel impact sur l’humanité. Descendue des Andes péruviennes, elle a conquis le monde. Elle est tellement courante qu’on n’y prête plus vraiment attention: elle est de presque tous les repas. Mais la connaît-on vraiment?
La pomme de terre partage avec la tomate ses origines sud-américaines. Mais alors qu’on retrouvait la tomate dans les lisières de la forêt tropicale, la pomme de terre est, elle, originaire des hauts-plateaux andins. Avant la conquista espagnole, elle était l’un des aliments de base des populations précolombiennes. On estime que la plante est domestiquée depuis près de 10.000 ans, ce qui en fait l’une des plus anciennes plantes cultivées de l’histoire de l’humanité.
Il faut dire que la pomme de terre n’est vraiment pas un légume comme les autres. Sa relative facilité de culture, son incroyable productivité (certains rendements modernes peuvent atteindre les 100 tonnes à l’hectare), lui ont donné un rôle essentiel dans le développement de l’humanité. Elle a sauvé des populations entières des famines. Lors de la Révolution Industrielle, elle fournit leurs repas quotidiens à des générations d’ouvriers.
Et pourtant elle fut, comme la tomate, lente à s’installer dans les habitudes occidentales. C’est que d’ordinaire, les plantes de la famille des solanacées n’avaient pas très bonne presse jadis: la réputation de leurs cousines morelles ou belladone (toxiques) et mandragores (qui entrait dans les rituels de sorcellerie) l’ayant précédée. On commence d’ailleurs par appeler cette nouvelle plante “morelle tubéreuse”. Bref, c’était mal parti pour elle.
On attribue souvent son introduction dans les assiettes occidentales à Parmentier au XVIIIème siècle, mais en réalité, elle est à cette époque cultivée en Europe depuis déjà deux cents ans. Le Musée Plantin d’Anvers recèle d’ailleurs la première planche botanique illustrant ce drôle de légume, datée de 1588.
A partir de cette date, la plante suscite la curiosité. La “cartoufle” – comme la nomment alors les Français (un nom qu’on retrouve encore de nos jours dans l’allemand Kartoffel) est cataloguée au rayon des arbustes décoratifs. Dans les Iles Britanniques, on jette les tubercules pour servir les fanes cuisinées à la Reine Elisabeth Ière. Inutile de dire que Her Majesty apprécie peu le plat… En France, certaines régions en interdisent la culture sous le prétexte que la plante apporterait la lèpre.
Au XVIIIème siècle, c’est enfin l’essor. La patate cesse enfin d’être une curiosité, sa culture prend de l’ampleur et sa consommation se généralise. A tel point qu’on peut affirmer que certains peuples survivent aux disettes grâce à elle. Mais toutes les bonnes choses ont une fin, et en 1846 apparaît pour la première fois, en Irlande, la maladie que redoutent encore aujourd’hui tous les agriculteurs, et particulièrement les cultivateurs bio: le terrible mildiou. Les dégâts aux cultures sont si importants que la famine qui s’ensuit cause la mort de plus de 600.000 personnes et précipite la migration d’une grande partie de la population survivante aux Etats-Unis. La pomme de terre est devenue ce qu’on appelle aujourd’hui une “culture stratégique”, au même titre que le froment: des plantes entre les mains desquelles repose le destin de l’humanité.
De nombreux botanistes explorent alors tout ce que le règne végétal peut offrir comme alternative à sa consommation. C’est à cette occasion qu’on tente sans grand succès la culture de toute une série de curiosités tels que l’ulluque, l’oca du Pérou, ou que l’on tente de lancer près de Paris le crosne du Japon.
APRÈS L’APOGÉE, LE DÉCLIN
Mais rien ne remplace plus la pomme de terre. Alors qu’on découvre que le cuivre permet de contrôler le mildiou, les rendements et la consommation augmentent encore.
Et, en ce début du XXème siècle, le monde n’a jamais consommé autant de pommes de terre.
Et puis, peu à peu, on commence à la dédaigner. Après la Seconde Guerre mondiale, le niveau de vie s’élève, l’arrivée des supermarchés aide à distribuer une nourriture toujours plus abondante et, si chaque Français en consommait 178 kilos par an au début du siècle, chaque ménage n’en consomme plus qu’une cinquantaine de kilos à l’heure actuelle.
LA PATATE A LA FRITE!
Aujourd’hui, impossible de penser à la pomme de terre sans penser à la frite! On ignore qui a eu la géniale idée de préparer les premières frites, mais on sait que leurs origines remontent autour de 1830. La frite était alors l’apanage des restaurateurs et des vendeurs de rue. En effet, personne, dans le peuple, n’aurait eu les moyens d’utiliser des litres d’une huile alors précieuse pour frire de banales pommes de terre. La frite n’a donc jamais quitté la restauration, même si l’invention de la friteuse électrique dans les années soixante a facilité sa préparation à la maison!
RETOUR AUX SOURCES
Et aujourd’hui? Hé bien, alors que nos grands-parents achetaient régulièrement leurs pommes de terre par sacs de 25 kilos et les stockaient dans leur cave comme le charbon, la consommation de la pomme de terre a fort évolué. Si la pomme de terre courante, farineuse, vendue en grandes quantités s’efface, elle fait son grand retour chez les gastronomes. On réapprend le nom des variétés anciennes: “Vitelotte” à la chair violette; “Ratte”, aux formes irrégulières et allongées; “Charlotte”, “Désirée”… On redécouvre ses infinies possibilités culinaires et son goût authentique. Et ce n’est pas nous qui nous en plaindrons!